Article écrit par Maître Sun Fa. Version PDF avec photos.
En 1998 eut lieu au jardin du Luxembourg à Paris, une rencontre de Tai Ji Quan, pendant laquelle démonstrations et ateliers se succédèrent, et qui fut également l’occasion de nombreuses discussions.
Ainsi celle qui porte sur les dénominations des différentes formes de Tai Ji Quan, style Chen. De nombreuses personnes me posèrent notamment la question de savoir sur quoi reposait cette distinction entre “ancienne” (Lao Jia) et “nouvelle” forme (Xin Jia), introduisant de fait une autre question majeure pour l’histoire de ce style : celle de la confusion régnant entre ces deux appellations, et qui font que certains, enseignants comme pratiquants, sans compter des représentants patentés de ce style, nomment Xin Jia ce qui est en fait Lao Jia et inversement.
Si l’on se réfère à deux articles récents de l’expert Wan Wen De, président de l’association de style Chen de Shanghai, et parus dans Shanghai Wushu*, l’historique de la forme Chen remonte à la 9ème génération de la famille Chen dans le village de Chen Jia Gou, Chen Wang Ting créé ce style appelé à une très grande diffusion, alors même que, dans la société féodale du moment, propice au développement de cet art, écoles et styles de boxe se multiplient, entraînant ce qu’il faut bien appeler des querelles de chapelle. Jusqu’à la 14ème génération, le style Chen ne sort guère de la famille. C’est lorsque Chen Chang Xing (1771-1853) prend l’initiative de l’enseigner à Yang Lu Chan (1799-1872) que le Tai Ji Chen sort pour la première fois de la famille, à la faveur des victoires remportées par l’invincible combattant qu’est devenu Yang Lu Chan. Celui-ci se rend d’ailleurs à Pékin, au palais de l’empereur, et y enseigne son art.
C‘est le début de la diffusion et de la reconnaissance du Tai Ji Quan, style Chen, et par conséquent de Yang Lu Chan et de son maître Chen Chang Xing, même si les modalités de l’apprentissage du premier sont en fait mal connues. Il aurait commencé à étudier le style Chen à l’âge de 18 ans, à Chen Jia Gou. Y travaillant comme domestique, il l’aurait appris en épiant les entraînements des membres de la famille. Mais aucun élément de cette histoire n’est vérifiable. Nous n’avons qu’une seule certitude : les origines de ce qui, deviendra un autre style, le style Yang, viennent de Chen Chang Xing. C’est donc l’élève qui a contribué à faire connaître le maître et le style traditionnel que celui-ci avait transmis.
Même forme, même génération : Chen You Beng modifie la forme initiale. Telle est l’origine de la nouvelle forme (Xin Jia), appelée encore petite forme (Xiao Jia). Son élève Chen Qing Ping la transmet à Wu Yu Xiang, qui sera le créateur du style Wu. C’est la raison pour laquelle ces deux formes sont relativement connues.
En ce qui concerne la distinction entre Lao Jia et Xin Jia, entre forme ancienne et forme nouvelle, il faut souligner que l’enseignement donné à Chen Jia Gou privilégiait plutôt la première, tout du moins jusqu’à l’époque de Chen Fa Ke (1887-1957), arrière petit-fils de Chen Chang Xing. Nous sommes alors à la 17ème génération de la famille Chen. Chen Fa Ke enseigne la même forme, par conséquent le Lao Jia, que Chen Chang Xing. En 1928, Chen Fa Ke se rend à Pékin afin d’y enseigner le Tai Ji : il fait connaître notamment le premier taolu en 83 mouvements, considéré précisément comme la forme Lao Jia du style Chen. A ce moment, on ne parle pas encore de “nouvelle” forme.
Des compléments d’information sont apportés par Wan Wen De en 2000. L’auteur revient sur la distinction entre Lao Jia et Xin Jia. Il indique qu’à la 14ème génération, le Lao Jia est présenté comme “grande forme” (Da Jia). La suppression des principales difficultés, en particulier les sorties d’énergie (Fa Jing) a ouvert la voie à la création d’une nouvelle forme équivalente à une “petite” forme. L’ancienne forme de Chen Chang Xing et Chen Fa Ke est toutefois préservée. Lorsque Chen Fa Ke part à Pékin, son petit-neveu Chen Xiao Wang n’est pas encore né et il n’étudiera le Chen qu’avec son oncle. A Pékin, mais aussi à Shangaï et Nankin, Chen Fa Ke va donc enseigner cette forme en 83 mouvements que son élève Shen Jia Zhen évoquera dans un ouvrage écrit en collaboration avec Gu Liu Xin et paru en 1963. Il n’y mentionne pas la “nouvelle” forme mais insiste en revanche sur l’authenticité de la forme ancienne.
1985 : Chen Xiao Wang publie son propre ouvrage. Il y présente le premier taolu (75 mouvements) comme étant la forme ancienne ou Lao Jia. Dans cette perspective, la forme en 83 mouvements devient “nouvelle” forme. En 1997, le groupe de recherche de Cheng jia gou publie à son tour un ouvrage qui perpétue cette méprise, alors qu’aucune preuve ne peut être apportée à l’appui de cette dénomination. Des experts comme Chen Zhao Kui, Gu Liu Xin, ou encore Li Jing Wu, dont nous reproduisons ici les couvertures d’ouvrages voire des extraits significatifs de leur forme “ancienne”, ne l’acceptent guère, ne reconnaissant comme forme “ancienne, également appelée “grande forme”, que celle de Chen Fa Ke et Chen Chang Xing.
Il me tient à cœur de rétablir la vérité sur les origines historiques du Tai Ji Quan de style Chen, dans la mesure où je me suis vraiment senti interpellé par cette méprise si répandue en France. Ayant moi-même suivi l’enseignement de Chen Zhao Kui dans les années soixante et de Gu Liu Xin pendant la Révolution culturelle, j’avais toujours connu la version officielle du centre de Wushu de Shangaï, selon laquelle l’origine du style Chen réside dans la forme de Chen Fa Ke, par conséquent dans sa forme ancienne. Cette interprétation est dûment confirmée par des historiens reconnus du Wushu, comme Tang Hao. J’ai moi-même toujours repris cette version dans mon enseignement à l’Université des Sports de Shangaï.
Cette équivoque quant à l’origine du style Chen m’est apparue d’autant plus regrettable qu’en France, le terme “ancien” signifie le plus souvent “traditionnel”, donc authentique, alors que “nouveau” a une connotation à la fois plus contemporaine et de moindre valeur. Cette dénomination tend par conséquent à occulter l’origine véritable du style Chen, et, plus grave encore, à induire une nuance péjorative qui n’existe pas en Chine : pour nous, “nouveau” signifie seulement “survenu après”, ou “ayant évolué”.
Je considère qu’une réponse partielle a été apportée par le premier article de Wan Wen De, qui, lui-même, avait étudié avec Chen Zhao Kui et connaissait bien Gu Liu Xin. Celui-ci est très connu en Chine pour l’immense travail de recherche qu’il a réalisé sur les origines du Tai Ji Quan, en collaboration d’ailleurs avec
Tang Hao et Shen Jia Zhen. C’est la raison pour laquelle, en avril 2000, j’ai pris contact avec Wan Wen De, afin de lui demander de rédiger un autre article, plus approfondi, qui permettrait de rétablir la situation et de la faire connaître en France, ce que je fais aujourd’hui.
En août 2000, j’ai contacté le Centre national de Wushu de Pékin, afin qu’il fournisse une version officielle à même d’être reconnue en Chine et dans le monde entier. En effet, cette confusion règne également en Chine depuis peu, du fait que le centre de Chen Jia Gou cherche à obtenir une reconnaissance sur le plan international et, dans ce dessein, présente son enseignement comme étant le seul se réclamant de la tradition (oubliant ainsi le grand-père de leur maître). Les responsables ont néanmoins préféré laisser les choses en l’état afin de ne pas se couper du lieu source du style Chen. Ils ont choisi de miser sur la solidarité afin de développer la pratique de ce style et du Wushu en général.
En avril 2001, je me suis rendu à Chen Jia Gou en une sorte de pèlerinage aux sources. J’y ai rencontré Chen Xiao Xin, de la 19ème génération Chen, et j’ai retrouvé sur un tableau toute la filiation de ce style, telle que la décrivent Gu Liu Xin et Tang Hao.
Il me semble intéressant de resituer les différentes phases de l’évolution du style Chen, aboutissant à la création des autres styles du Taï Ji Quan.
Selon la généalogie officielle, Chen Wang Ting (9ème descendance) a créé à l’origine 7 formes, connues sous la désignation de Lao Jia. Il n’en subsiste plus que la 1ère (I Lu) et la 2ème (Er Lu) qui est plus explosive, appelée également Pao Zhui.
Il faut attendre la 14ème descendance pour que soient reconnus 3 élèves qui, ayant porté chacun le style de Chen Wang Ting à son apogée, ont initiés ensuite une évolution selon 3 branches distinctes.
La première branche représentée par Chen Chang Xing (1771-1853), a formé 2 élèves qui ont fait évoluer le style Chen. Il s’agit tout d’abord de Chen Geng Yun qui présentera dans sa lignée Chen Fa Ke (1887- 1957). Celui-ci fit connaître le style Chen (Lao Jia et Da Jia) à l’extérieur de Chen Jia Gou. Le 2ème élève est Yang Lu Chan (1799-1872) qui créa le style Yang. Quan You, puis Wu Jian Quan (1870-1942), de la lignée Yang firent eux-mêmes évoluer ce style en style Wù.
La deuxième branche est représentée par Chen You Ben qui simplifie les formes de Lao Jia pour en retirer l’essentiel et donne une nouvelle forme plus sobre, appelée Xing Jia, Da Jia.
Son élève, Chen Qing Ping (1795-1868) concentre encore plus la forme, tout en y rajoutant des spirales ; elle a été nommée Zhao Bao Jia, d’après la localité d’où elle était issue.
Cette pratique, sous un aspect rigide cache beaucoup de souplesse, l’énergie est roulé dans le Dan Tian, ce qui détermine son autre nom : le poing du cercle.
Wu Yu Xiang (1818-1880), disciple de Chen Qing Ping, va lui- même créer le 2ème style Wu, petite forme, d’où sera issue le style Sun, trois génération d’élèves plus tard, grâce à Sun Lu Tang (1861-1932).
La troisième branche représentée par Chen You Hen est plus connue par ses écrits que par une action quelconque sur l’évolution de la pratique.
Pour moi, l’évolution de toute technique et de tout art est naturelle, s’il sait conserver ce qui en fait sa spécificité. Cette quête des origines n’a pas lieu d’être si elle ne vise qu’à conférer un label de qualité à l’une ou l’autre. Pour ceux qui pratiquent le Tai Ji Quan pour la santé et le bien-être, toute forme est bonne à pratiquer. Pour ceux qui souhaitent rechercher l’essence de cette pratique martiale, il est en revanche intéressant de revenir à ses racines afin d’en retrouver la quintessence.
- Shanghaï Wushu 1997 n°3 et 2000 n°3 Dans les années soixante, son fils Chen Zhao Kui (18ème génération) commence son enseignement à Shanghai. J’ai eu l’occasion d’assister à cet enseignement, qui ne différait en rien de celui de Chen Fa Ke (83 mouvements). Mais un petit neveu de Chen Fa Ke, Chen Xiao Wang, resté à Chen Jia Gou, commence son apprentissage sous la direction de son oncle Zhao Pi, apprenant un taolu en 75 mouvements. Lorsqu’en 1985 il publie son ouvrage sur le Tai Ji Quan traditionnel, c’est donc cette forme qu’il présente comme traditionnelle et authentique, Chen Zhao Pi étant décédé en 1972, Chen Zhao Kui, parti à Pékin avec son père, revient à Chen Jia Gou y enseigner…la forme en 83 mouvements. C’est donc avec lui que des maîtres de Chen Jia Gou, dont Chen Xiao Wang, apprennent cette forme, qu’ils qualifieront de “nouvelle”. Telle est l’origine de cette méprise et de la confusion régnant entre les deux dénominations “d’ancienne” et “nouvelle” forme. Chen Jia Gou demeure la source parexcellence du style Chen mais cette confusion y perdure de nos jours encore.
TAIJI QAN, STYLE CHEN : QUELQUES PRÉCISIONS
Suite de l’article paru dans le n° H.S. de Génération Tao, écrit par Maître SUN Fa
En tout premier lieu, il me semble important de repréciser les notions de “grande forme” et de “petite forme”. En Chine, la version officielle attribue l’origine du Taï Chi Quan à Chen Wang Ting, créateur du style Chen. Celui-ci a conçu 7 tao lu, dont 2 sont encore pratiqués actuellement : le 1er Tao de 83 mouvements appelé “TI I Lu” et le 2ème Tao appelé “Pao Zhui”. Les 5 autres ont disparu pendant la dynastie Qin.
Lors de la 4ème descendance, de style Chen, 2 grands maîtres ont initié 2 branches distinctes:
– Maître Chen Chang Xing qui poursuivit cette pratique des 2 Taos que l’on nomme “Da Jia” : la Grande Forme, ou encore “Lao Jia, Da Jia” : l’Ancienne et Grande forme.
– Maître Chen You Ben qui en atténua les difficultés, en privilégiant des mouvements qui restent amples, mais plus sobres. Cette nouvelle orientation de la pratique est considérée comme le début de la “Petite Forme” ou “Xin Jia”. Son élève, Maître Cheng Qing Ping poursuivit cette modification de la forme en la concentrant et en accentuant la spirale des mouvements : on la nomme “Xin Jia, Xiao Jia” : Nouvelle et Petite Forme. Issue d’un village situé à 10 km de Chen Jiao Gou, elle prit également le nom de ce lieu : Zhao Pao Jia. La Chine parle ici, de manière officielle, de “nouvelle forme”, car les mouvements ont été clairement modifiés.
La pratique de la Petite Forme est surtout développée dans sa région d’origine, et donc moins répandue que la Grande Forme ; mais elle est néanmoins un maillon très important du style Chen, car elle a donné naissance ensuite à deux autres styles : Wu et Sun. Quant à la Grande Forme, elle a initié le style Yang, puis l’autre style Wu. Cette évolution du Taï Ji Quan au cours de l’histoire est due à l’apport personnel de grands maîtres, reconnus par leurs pairs et dont la descendance est établie officiellement. Par leur technique, soutenue par une approche théorique et philosophique, ils ont influencé leur pratique pour les générations futures.
D‘autres confusions, concernant le Tai Ji Quan style Chen, naissent également à propos de “Nouvelle Forme” et “Ancienne Forme” – ou “Forme Traditionnelle”. C’est le sujet de l’article du hors série n°1. Cette méprise s’applique uniquement sur la “Grande Forme” ou “Da Jia”.
En effet, cette forme s’est transmise de Chen Chang Xing jusqu’à Chen Fa Ke. Celui-ci quitta Chen Jia Gou pour Pékin, ce qui fit connaître le style Chen dans la société de l’époque. Son fils Chen Zhao Kui pratiqua avec son père qui lui transmit directement son enseignement, comme cela se faisait alors entre un maître et son disciple. Celui-ci participa à l’écriture collective d’un livre officiel publié en 1963, avec Tang Hao,
Shen Jia Zheng et Gu Liu Xin sur la pratique du Taï Chi Quan, style Chen. Cet ouvrage permit de diffuser dans toute la Chine, la connaissance du 1er tao en 83 mouvements, qui est le plus pratiqué actuellement.
Mais en 1985, parait un deuxième ouvrage sur le sujet écrit par le petit neveu de Chen Fa Ke : Chen Xiao Wang. Celui-ci est demeuré, comme son oncle Chen Zhao Pi, à Chen Jia Gou. Il présente un tao en 75 mouvements, qu’il qualifie comme seul originel. Or ces deux formes : 83 et 75, sont toutes deux issues de Chen Fa Ke, de la lignée Da Jia, Lao Jia. On ne peut dire qu’il existe une forme initiale, mais on reconnaît celle en 83 mouvements comme plus précise, plus sophistiquée, plus difficile et celle en 75 mouvements comme plus sobre. Les principes qui les sous-tendent toutes les deux sont identiques et on ne peut dire que l’une soit plus ancienne que l’autre. D’où est donc née cette confusion ?
Il apparaît que seul un parti pris politique a créé cette distinction erronée entre forme ancienne et nouvelle, le but étant pour Chen Jia Gou de faire reconnaître son enseignement comme seul valable et détenteur des principes du style Chen. Cette confusion est apparue ensuite en France (confère le début de l’article).
Dans toute pratique martiale, l’art originel doit s’adapter à la morphologie de celui qui le pratique. Chaque maître, tout en reprenant les règles traditionnelles, développe des spécificités qui donnent à sa pratique une saveur particulière. Tout maître de haut niveau sait respecter la loi, tout en la développant de manière naturelle et singulière afin de se détacher d’une copie sans âme.
Tous droits de reproduction réservés